« On ne pourra jamais compenser ça »
Nora Kronig, directrice de la CRS, explique les conséquences massives de la réduction de l’aide américaine au développement, qui touchent aussi indirectement la Croix-Rouge suisse.
Nora Kronig, directrice de la CRS, explique les conséquences massives de la réduction de l’aide américaine au développement, qui touchent aussi indirectement la Croix-Rouge suisse.
Dans le monde entier, les fonds d’aide sont réduits, mais les dépenses militaires augmentent. Qu’est-ce que cela signifie pour la CRS ?
Nora Kronig : Tout d’abord, notre organisation est née de la guerre. La Croix-Rouge existe parce que Henry Dunant a été choqué par le traitement réservé aux soldats blessés et décédés sur le champ de bataille de Solférino. Et la CRS a été fondée par le général Henri Dufour, qui dirigeait les troupes fédérales pendant la guerre du Sonderbund. Nous ne voyons pas de contradiction entre l’aide humanitaire et les dépenses liées à la défense, pour nous, cela va de pair. J’aurais tendance à dire que le général Dufour se serait engagé dans les deux à l’heure actuelle. Mais bien sûr, nous nous rendons compte de ce que cela signifie lorsque l’aide qui a été apportée n’est tout à coup plus là.
La suppression des programmes de l’USAID a-t-elle également des conséquences sur les dons à la CRS ? Ceux-ci diminuent-ils également ou, au contraire, augmentent-ils ?
Kronig : Nous ne remarquons rien, la solidarité de la population suisse reste forte. Mais le désengagement de l’Etat, alors que la violence augmente et qu’il y a 120 conflits dans le monde, a un impact extrême sur les personnes vulnérables. En particulier sur ceux qui vivent déjà dans des conditions extrêmement précaires, comme en Haïti par exemple.
Les dons privés peuvent-ils compenser le manque de soutien de l’État ?
Kronig : Jamais. On ne pourra pas compenser le retrait des Etats-Unis, qui ont été pendant des décennies le plus grand acteur dans le domaine de l’aide. Peu importe si d’autres Etats interviennent ou si des privés s’engagent : c’est une illusion de penser que l’on pourra un jour compenser ce manque.
L’arrêt généralisé de l’aide au développement américaine a-t-il des conséquences sur les projets de la CRS ?
Kronig : Non, car nous n’avons pas eu de coopération directe avec USAID. Mais indirectement, les conséquences sont massives. Non seulement pour les personnes directement concernées sur place, mais aussi pour toute l’architecture de coopération internationale qui a été mise en place depuis la Seconde Guerre mondiale. Cela concerne aussi bien les personnes que toutes les organisations actives dans la région. On ne sait pas encore exactement comment les conséquences se manifesteront. Mais l’effet est hautement disruptif.
Sur la CRS aussi ?
Kronig : En tant que élément intégré à un mouvement mondial, nous faisons partie de l’architecture de la coopération internationale. La Croix-Rouge est présente dans pratiquement tous les pays avec une société nationale, nous avons des bénévoles partout, 50 000 en Suisse, des millions dans le monde. Nous sommes ainsi fortement ancrés dans la population. Comme nous nous basons sur le volontariat, nous sommes en mesure de faire beaucoup avec relativement peu de moyens. Plus nous recevons de soutien en termes de ressources, mieux nous pouvons aider. Nous constatons que les besoins augmentent. En ce sens, nous sommes donc bien concernés.
Où la détresse est-elle la plus grande actuellement : en Ukraine, dans la bande de Gaza, en Syrie, en Haïti ou au Soudan ?
Kronig : Il est toujours difficile de mettre les besoins humains dans la balance. Nous nous engageons en soutenant les Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge dans une trentaine de pays. Elles sont les plus proches et savent quelles sont les priorités pour répondre au mieux aux besoins sur le terrain. Notre approche consiste à renforcer la Croix-Rouge dans son ensemble afin qu’elle soit proche des gens partout et qu’elle puisse agir là où elle est le plus nécessaire.
Où se concentre le travail de la CRS en Suisse ?
Kronig : Nous donnons la priorité aux personnes qui ont besoin de nous. Nous soutenons les personnes tout au long de leur vie afin qu’elles puissent, dans la mesure du possible, se remettre sur pied. Cela commence par des situations précaires avec des enfants, par exemple lorsque l’un des parents tombe malade et ne peut plus s’occuper d’eux, et va jusqu’au soutien aux personnes âgées, par exemple par des visites de bénévoles pour que les gens se sentent moins seuls chez eux. Nous intervenons également dans des situations aiguës et difficiles, comme celles des victimes de tortures qui ont subi de graves traumatismes psychologiques.
Le bénévolat perd de son importance. Qu’est-ce que cela signifie pour la CRS ?
Kronig : Le bénévolat est le socle de ce que nous accomplissons. Il nous apporte un accès aux personnes et un bonus de confiance, et donc une valeur ajoutée dans la possibilité de soutenir les gens. Il est donc d’autant plus important pour nous de nous réinventer sans cesse afin d’enthousiasmer les bénévoles, mais aussi de les accompagner de manière professionnelle afin qu’ils trouvent chez nous tout ce dont ils ont besoin.
Comment faites-vous ?
Kronig : En essayant de rester en phase avec les tendances de la société. Les jeunes volontaires sont très dynamiques. Nous réfléchissons à la manière d’y apporter plus d’agilité. Mais je dois dire que l’engagement des bénévoles ne diminue pas – au contraire, leur motivation augmente. J’en suis profondément reconnaissante à nos bénévoles.
Mais leur nombre diminue. Comment faites-vous pour trouver encore des personnes qui souhaitent s’engager dans le bénévolat ?
Kronig : Par des contacts directs, en réfléchissant à ce qui offre des perspectives aux volontaires pour qu’ils puissent se développer, en tenant compte de leurs capacités en termes de temps et en étant ouverts à des missions de courte durée. En fin de compte, il s’agit de rester à l’écoute des gens. En fait, cela fonctionne bien.
Pourtant, le socle sur lequel repose votre travail est de plus en plus étroit. N’est-ce pas menaçant ?
Kronig : C’est une question de perspective. 50 000 bénévoles, c’est un nombre incroyable – l’équivalent de la population d’une ville de taille moyenne. Nous trouvons des bénévoles dans tout le pays, dans des domaines très différents. De ce point de vue, je ne crains pas un effondrement. Mais comme je l’ai dit, nous devons nous accrocher et nous adapter en permanence aux tendances de la société. Par exemple, le changement massif de la proportion de femmes dans le monde du travail au cours des 30 dernières années a également eu un impact sur le pool de bénévoles.
Quelle est actuellement votre plus grande préoccupation en tant que directrice de la CRS ?
Kronig : La polarisation qui s’accentue et le manque de respect les uns envers les autres. Et le fait que l’on ne respecte pas suffisamment les personnes dans leur dignité.
Ressentez-vous encore les séquelles des luttes de pouvoir qui ont secoué la CRS avant votre entrée en fonction en 2023 ?
Kronig : Personnellement, je n’ai jamais ressenti cela. Lorsque j’ai commencé il y a un an, j’ai été très bien accueilli par mes collègues. Bien entendu, nous sommes une très grande organisation. Je suis convaincu qu’il faut tirer les leçons des difficultés. Nous avons donc la responsabilité de faire progresser l’organisation et de lui donner les institutions nécessaires pour y parvenir. Nous devons être aussi forts que possible afin de pouvoir faire notre travail le mieux possible. Ce processus est en cours.
Vous avez travaillé comme diplomate à la mission suisse auprès de l’ONU à Genève, puis à l’Office fédéral de la santé publique et dirigez maintenant la CRS. Lequel de ces trois emplois est le plus passionnant et le plus exigeant ?
Kronig : L’activité actuelle est pour moi la plus passionnante et la plus exigeante, car elle concerne la société dans son ensemble. Que ce soit avec un réfugié très traumatisé qui a de grandes difficultés à vivre au quotidien ou avec un politicien fédéral avec lequel je discute pour faire avancer les conditions-cadres du système de santé. Je considère que c’est un grand privilège de pouvoir travailler et interagir quotidiennement avec des personnes qui couvrent l’ensemble de la population.
Pendant la pandémie, vous étiez responsable de l’approvisionnement en vaccins. N’était-ce pas plus exigeant ?
Kronig : J’ai adoré les trois emplois. Il s’agissait à chaque fois de jouer un rôle qui, au final, devait profiter aux gens. Le défi de trouver un consensus était également toujours présent. Dans les trois emplois, le plus important est de parler avec les gens et de trouver de bonnes solutions. Ce qui s’ajoute à cela à la Croix-Rouge, c’est l’énorme bouleversement des relations mondiales depuis le début de l’année. C’est donc une tâche complexe que de faire mon travail de manière à ce que nous puissions vraiment aider les gens et faire la différence.
Pendant la pandémie, on vous a reproché d’être enceinte. Cela a-t-il été un fardeau particulier ?
Kronig : Pour moi, le fait que ma grossesse ait été présentée comme un problème était plutôt le signe que je faisais bien mon travail. Si c’était la pire chose que l’on pouvait me reprocher…
Vos loisirs ont-ils changé depuis que vous êtes à la Croix-Rouge ?
Kronig : Oui, car je voyage beaucoup moins qu’avant. Le fait de pouvoir dormir chez moi presque tous les soirs a un impact positif sur mes loisirs.
Pour quoi avez-vous plus de temps ?
Kronig : Pour pouvoir bien cuisiner pour ma famille.
Nora Kronig Romero (44 ans) est originaire du Valais, a grandi à Genève et a étudié l’économie à la HSG de Saint-Gall. Elle a ensuite suivi une formation de diplomate au DFAE et a notamment travaillé comme chef d’état-major du secrétaire d’État Yves Rossier et à la Mission suisse auprès de l’ONU à Genève. En 2017, elle est devenue directrice de la division Affaires internationales de l’OFSP à Berne. Depuis mai 2025, elle est directrice de la Croix-Rouge suisse. Nora Kronig vit avec son mari et sa fille de quatre ans à Ostermundigen, près de Berne.

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